Chapitre VIII : Pauvreté et détachement – accueil du prochain
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C'est avec le petit Zachée que nous commencerons par découvrir ce qu'est la pauvreté en esprit, laquelle béatitude ouvre la voie à toutes les autres. Comme à notre habitude, nous poursuivrons notre route avec François, lequel a si bien épousé Dame pauvreté que ses contemporains et la postérité, qui ne s'y sont pas trompés, l'ont nommé le Poverello. Enfin, nous terminerons notre chapitre par la lecture des articles 11 et 13 de notre règle, lesquels nous invitent si bien à nous libérer de tout désir de possession et de domination, liberté nécessaire pour notamment accueillir tout homme, surtout les plus petits.
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AUJOURD’HUI, IL FAUT QUE J’AILLE DEMEURER CHEZ TOI
Nous ouvrirons ce chapitre en découvrant Zachée, ce collecteur d’impôts, voleur à ses heures, et qui cherche à voir Jésus (Lc 19 1-10). C’est dans ce genre de passage d’Evangile que nous faisons mieux connaissance avec nous-mêmes car finalement, ce petit Zachée, voleur à ses heures, c’est un peu nous…
Zachée
Jésus traversait la ville de Jéricho. Or il y avait un homme du nom de Zachée ; il était le chef des collecteurs d’impôts, et c’était quelqu’un de riche. Il cherchait à voir qui était Jésus, mais il n’y arrivait pas à cause de la foule, car il était de petite taille. Il courut donc en avant, et grimpa sur un sycomore pour voir Jésus qui devait passer par là. Arrivé à cet endroit, Jésus leva les yeux et l’interpella : « Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer chez toi. » Vite, il descendit, et reçut Jésus avec joie. Voyant cela, tous récriminaient : « il est allé loger chez un pécheur. » Mais Zachée, s’avançant, dit au Seigneur : « Voilà, Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens, et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais lui rendre quatre fois plus. » Alors Jésus dit à son sujet : « Aujourd’hui, le salut est arrivé pour cette maison, car lui aussi est un fils d’Abraham. En effet, le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. »
Qui est Zachée ?
D’après le jugement de ses propres contemporains, Zachée est un pécheur, état visiblement irrémédiable aux yeux des « purs » et des « parfaits ». Bref, c’est un condamné sans appel de la part de tous ceux qui n’ont vraiment rien à se reprocher. D’ailleurs, dans le mot condamné, il y a le mot damné. Il faut objectivement reconnaître que cette appréciation de l’état de pécheur de Zachée n’est pas sans fondement. Jésus le reconnaît lui-même, mais sans que celui-ci ne pose de condamnation : « le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. »
Chef des collecteurs d’impôts (ces publicains à la solde d’Hérode et des Romains), l’homme est fort riche. Ce n’est pas le fait d’être riche qui provoque, en soi, l’état de pécheur ; mais la façon dont l’argent est acquis peut être cause de péché. C’est alors de « l’argent sale ». De son propre aveu, Zachée n’a pas que de « l’argent propre » dans son escarcelle : « et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais lui rendre quatre fois plus ». Cela laisse clairement supposer que la richesse de Zachée n’a pas nécessairement été acquise de façon toujours très honnête. La façon dont l’argent est dépensé peut aussi être cause de péché. L’évangéliste Matthieu, ancien publicain, associe toujours, dans son évangile, le mot publicain avec le mot pécheur ou le mot prostituée. Les publicains étaient donc de « bons vivants », des jouisseurs impénitents qui profitaient de la vie sans s’occuper d’autrui. Si le passage de Zachée ne parle pas expressément de pécheurs ou de prostituées, la ferme résolution de Zachée - Voilà, Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens – montre que Zachée, avant cet instant précis, avait dû vivre comme un bon vieil égoïste qui se respecte.
La rencontre et ses fruits
Le petit Zachée représente chacun d’entre nous, partagé entre notre recherche d’un bonheur terrestre, et cette attirance à la fois mystérieuse et profonde vers Celui qui Est. Comme Zachée, nous sommes trop petits pour voir Jésus, mais le désir confus de cette rencontre donne des ailes – il courut donc en avant, et grimpa sur un sycomore * L’évangéliste Luc, fidèle à lui-même, nous gratifie encore de l’un de ces petits détails dont il a le secret et qui, sous un aspect anodin, laissent entrevoir quelque chose qui n’a rien d’anodin. Pourquoi donc un sycomore ? Pourquoi Luc ne reste t’il pas plus général dans sa rédaction en écrivant simplement que Zachée est grimpé dans un arbre ? C’est que l’évangéliste voit dans cette précision un sens particulier qui vient enrichir le récit. Le sycomore est une sorte de figuier sauvage. Son fruit ressemble à la figue mais il n’est comestible que moyennant un traitement spécial. Ce que Luc veut nous dire, c’est que le sycomore qui produit des fruits non comestibles, c’est Zachée, publicain impénitent avant la rencontre du Sauveur. Jésus, le Sauveur, est celui qui donne le traitement spécial, traitement qui rendra « comestible » le fruit du « sycomore ». pour voir Jésus -. Or, la grâce nous précède toujours. Elle nous élève au-dessus de notre médiocrité afin que puisse avoir lieu la rencontre désirée. Mais ce n’est pas dans l’arbre que se passe la rencontre. Mystère du don de Dieu, ce n’est pas Zachée qui monte vers Jésus, mais c’est Jésus qui descend dans sa maison, dans son cœur, dans son âme. C’est là le plan du salut divin pour la vie de tout homme. Ainsi en va-t-il de toute conversion chrétienne. Elle ne consiste pas en une tension de nos forces dérisoires vers la divinité mais en un accueil confiant de cette venue discrète et comblante de Dieu dans notre vie.
La rencontre du petit Zachée et de son Dieu ne se termine pas dans le bonheur d’un contact intime, même si celui-ci existe bel et bien. Mais cette rencontre se déploie dans toutes les dimensions de la vie de celui qui a rencontré Dieu. Soudain conscient de la richesse que Dieu est venu déposer en son coeur, Zachée se retourne vers ses frères pour la leur partager : « Voilà, Seigneur : je fais don aux pauvres de la moitié de mes biens » Et prenant conscience de ses fautes et de sa petitesse, Zachée veut réparer les torts qu’il a pu commettre : « et si j’ai fait du tort à quelqu’un, je vais lui rendre quatre fois plus. »
Jésus se réjouit de cette conversion, car lui aussi est un fils d’Abraham. Pourtant, et alors que cette recherche du divin par Zachée (quelqu’un de riche) ressemble étrangement à celle du jeune homme riche qui interroge Jésus : Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? (Mt 19 16), le texte évangélique ne nous indique pas que Zachée ait vendu tous ses biens pour les donner aux pauvres et qu’il se soit mis à suivre Jésus. C’est pourtant ce que Jésus demande au jeune homme riche : « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi. » Concernant Zachée, l’absence de ce type de conclusion nous permet de penser que Zachée a poursuivi son devoir d’état, celui de collecteur d’impôts, mais en modifiant complètement sa façon d’être et sa façon de vivre. Cela signifie donc que si Jésus appelle bien tout homme à le suivre, Il n’invite pas chacun à le suivre de la même manière. De même, Il n’attend pas de chacun de nous des « résultats » identiques au plan humain, mais un esprit conforme au Sien. La parabole des talents (Mt 25 14-30) est particulièrement éloquente à ce sujet. Lorsque le maître s’en va, il confie ses biens à ses serviteurs. A l’un il donna une somme de cinq talents, à un autre deux talents, au troisième un seul, chacun selon ses capacités. Aucun ne reçoit donc la même chose que les autres, mais chacun selon ses capacités. Nous pourrions traduire : chacun selon son état de vie : pour le moine et le père de famille, par exemple, ce sera différent. Or, nous pouvons constater, par l’identité de la formulation utilisée par le maître à son retour, que la joie de celui-ci est absolument la même envers le serviteur qui a gagné cinq nouveaux talents qu’envers celui n’en a gagné que deux : « Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t’en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître » (Mt 25 21 et 23).
Le maître n’attend donc pas de chaque homme les mêmes choix de vie (si tous les habitants de la planète décidaient, tout d’un coup, d’être moine ou moniale contemplative, il est facile d’imaginer le chaos que cela produirait), mais un esprit animant la vie de chacun qui soit, dans tous les cas, conforme au Sien. Nous pouvons ici rappeler ce que nous avons pu aborder dans le chapitre précédent, à savoir que la vocation première et fondamentale que le Père offre en Jésus-Christ par l’intermédiaire de l’Esprit à chaque laïc est la vocation à la sainteté, c'est-à-dire à la perfection de la charité. Ainsi, que l’on soit riche ou pauvre, bien portant ou malade, prince de ce monde ou modeste sujet, débordé de travail ou chômeur, ce que nous devons dire, ce que nous devons faire, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus-Christ, en offrant par Lui notre action de grâce à Dieu le Père. Bref, et au risque de se répéter, ce que le Seigneur attend de nous, c’est que nous soyons des saints.
Le saint conquiert Dieu et son Royaume en suivant fidèlement la Loi divine, celle donnée par Dieu au Sinaï. Le Christ nous dit qu’Il est venu accomplir, et non pas abolir, cette Loi (Mt 5 17) * Nous trouvons dans Saint Mathieu un exposé de l’esprit nouveau du Royaume de Dieu (chapitre 5 à 7) développés en cinq sujets principaux. 1. Quel esprit doit animer les fils du Royaume (5 3-48) ; 2. En quel esprit ils doivent « parfaire » les lois et les pratiques du judaïsme (6 1-18) ; 3. Le détachement des richesses (6 19-34) ; 4. Les relations avec le prochain (7 1-12) ; 5. Entrer dans le Royaume par une option décidée et qui se traduise par des actes (7 13-27).. Il nous donne de nombreux éclairages sur cette Loi divine afin de nous aider à mieux la vivre, à mieux la partager. Parmi ces éclairages nous trouvons, en première place, les béatitudes.
Les béatitudes
Les béatitudes (Mt 5 1-12) apparaissent comme un condensé de la pensée du Seigneur. Cette parole, plus que toute autre, suppose une totale adhésion, une intense communion à la volonté du Père. Ce message des béatitudes ne supporte pas les arrangements, il s’annonce ! Et celui qui l’entend n’a pas à le négocier : il le reçoit ou le rejette. Son contenu est en effet moins moral que spirituel. Le Seigneur ne nous propose pas une option. Il indique le chemin, le seul chemin du bonheur. Et non du bonheur sur terre, qui est fragile et volatil, mais de la béatitude. On appelle béatitude cette participation à la gloire de Dieu au ciel qui est le contenu de la vertu d’espérance. Cette béatitude, ou bonheur éternel, peut déjà se vivre sur terre. Il est donné à ceux qui vivent l’une ou l’autre des neuf voies proposées et dont il faut demander à Dieu de nous en faire le don. Ce sont la voie de la pauvreté, de la douceur, de la compassion, de l’obéissance, de la miséricorde, de la pureté, de la paix, de la persécution, de la patience. A chacun il est proposé d’en vivre au moins une, selon son charisme. Il doit s’en pénétrer, s’en réjouir, y chercher, au-delà du bonheur sur terre, ce bonheur révélé : être en harmonie avec le Christ et avec le Père. * D’après une homélie de Fernand Dumont (communauté du Lion de Juda), écrite pour le missel Ephata, 4e semaine du temps ordinaire, Dimanche A, p. 1008, Le Sarment/FAYARD 1988.
Nous nous arrêterons sur la première béatitude, bien souvent mal comprise, où le Seigneur nous promet le Royaume des cieux : « Heureux les pauvres en esprit, le Royaume des cieux est à eux » (Mt 5 3).
Heureux les pauvres en esprit
Une lecture orientée (ou désorientée) consisterait à utiliser cette phrase d’évangile, associée à quelques autres, pour arriver à l’alternative erronée que seuls les pauvres (entendons de pauvreté matérielle) auront accès au Royaume des cieux. Les riches, quant à eux, sont forcément promis aux flammes de l’enfer. Une autre lecture « orientée » traduirait « pauvre en esprit » par stupide, ou bien encore idiot inoffensif. Une troisième, encore, traduirait « pauvre en esprit » par fourberie et malignité. Une dernière, enfin, confondrait l’esprit et l’intelligence ou la pensée.
Or, l’esprit est très au-dessus de l’intelligence * Lignes extraites de Centro Editoriale Valtortiano, Isola del Liri, Italie, L’Evangile tel qu’il m’a été révélé, Maria Valtorta, Tome 6, chap. 108, p. 196 à 198.. C’est le roi de tout ce qui est en nous. Toutes les qualités physiques et morales sont pour ce roi des sujettes et des servantes. Il en est ainsi chez tous les hommes filialement dévoués à Dieu qui savent garder les choses à leur juste place. Là où, au contraire, la filiation n’est pas dévouée, surviennent alors les idolâtries, et les servantes deviennent reines en détrônant l’esprit roi. C’est alors l’anarchie qui produit la ruine, comme toutes les anarchies.
La pauvreté en esprit consiste dans cette liberté souveraine à l’égard de toutes les choses qui sont les délices de l’homme. Le pauvre en esprit n’est plus l’esclave des richesses :
- est un pauvre en esprit celui qui, même s’il n’arrive pas à renoncer matériellement aux richesses en s’en dépouillant comme un saint François d’Assise, s’en sert non seulement pour lui-même mais pense aussi aux autres en se montrant prodigue envers les pauvres. Lui a compris la phrase évangélique : « Faites-vous des amis avec l’argent trompeur » (Lc 16 9). De son argent, qui pourrait être un ennemi de son esprit en le portant à la luxure, à la gourmandise et l’anti-charité, il en fait son serviteur qui lui aplanit le chemin du Ciel, tout tapissé de ses mortifications et de ses œuvres de charité pour les misères de ses semblables ;
- est un pauvre en esprit celui qui, perdant ses ressources grandes ou modestes, sait conserver la paix et l’espérance, ne maudire et ne haïr personne, ni Dieu, ni les hommes ;
- est un pauvre en esprit celui qui, pauvre matériellement, ne nourrit aucun sentiment de haine envers le riche, ne lui souhaitant aucun mal. Réellement pauvre, il est joyeux dans sa pauvreté et trouve son pain agréable. Il est joyeux car il échappe à la fièvre de l’or, son sommeil ignore les cauchemars et il se lève bien reposé pour se mettre tranquillement à son travail qui lui paraît léger parce qu’il le fait sans avidité et sans envie ;
- est un pauvre en esprit celui qui, riche ou pauvre dans les liens de parenté ou de mariage, dans les amitiés, dans les dons reçus (richesses intellectuelles, charges publiques, …), ne s’attache à aucune de ces richesses. Cela ne signifie pas qu’il est bon de haïr tous les biens que Dieu nous accorde, et particulièrement l’amour du prochain. Mais nous devons aimer le père, la mère, l’épouse et le prochain dans la mesure que Dieu nous a lui-même fixée : « comme nous-mêmes ». Tandis que Dieu doit être aimé par-dessus tout et avec tout notre être.
Toutes les grâces que Dieu nous accorde sont amour. C’est par amour, qu’elles sont données. C’est avec amour qu’il faut user de ces richesses d’affection et de biens que Dieu nous accorde. Et seul celui qui ne s’en fait pas des idoles, mais des moyens pour servir Dieu dans la sainteté, montre qu’il n’a pas d’attachement coupable pour ces biens. Il pratique alors la sainte pauvreté d’esprit qui se dépouille de tout pour être plus libre de conquérir le Dieu Saint, Suprême Richesse. Conquérir Dieu, c'est-à-dire posséder le Royaume des Cieux.
La pauvreté en esprit ouvre la voie aux autres béatitudes
Jésus commence son discours sur la montagne par cette béatitude de la pauvreté. Ce n’est pas un hasard si cette béatitude est la première dans l’ordre d’énumération. Comme dit Saint Ambroise, «la vertu de pauvreté est comme le fondement et la source des autres béatitudes. Première dans l’ordre des vertus, elle est la mère et la génératrice des autres vertus. Il en donne la raison : Celui qui méprise les choses temporelles, mérite les éternelles. Nul n’acquerra la possession du Royaume céleste qui, accablé sous la cupidité du siècle, n’a plus la force d’en sortir, d’émerger. C’est pourquoi le Christ n’hésite pas à formuler ce redoutable avertissement métaphorique après le départ du jeune homme riche : Amen, je vous le dis : un riche entrera difficilement dans le Royaume des cieux. Je vous le répète : il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le Royaume des cieux. » (Mt 19 23-24).
Cette liberté du pauvre en esprit face à l’esclavage de l’argent, liberté nécessaire pour acquérir le Royaume des cieux, requiert de grandes vertus. Nous en retiendrons trois :
- Humilité de la pensée qui ne se gonfle pas d’orgueil et ne se proclame pas supérieure. Elle use du don de Dieu et en reconnaît l’Origine, pour le Bien. Seulement pour cela ;
- Générosité dans les affections, pour lesquelles il sait se dépouiller afin de suivre Dieu. La richesse la plus vraie et la plus instinctivement aimée de la créature animale est la vie. Les martyrs sont tous généreux en ce sens parce que leur esprit sait se rendre pauvre pour devenir « riche » de l’unique richesse éternelle : Dieu ;
- Justice dans l’amour des choses personnelles. Les aimer, parce qu’en tant que témoignage de la Providence, c’est un devoir. Mais ne pas les aimer au point de les aimer plus que Dieu et que sa Volonté ; les aimer, mais pas au point de maudire Dieu si une main d’homme vous les arrache.
Voici des formes diverses de cette pauvreté spirituelle dont le Christ a dit qu’avec justice elle possédera les Cieux. Nous voyons qu’elle consiste à mettre sous ses pieds toutes les richesses passagères de la vie humaine pour posséder les richesses éternelles. Cela, notre petit Zachée l’avait compris. Cela, François d’Assise l’a compris. Nous devinons d’ores et déjà l’incontournable conclusion : à moi de le comprendre aujourd’hui.
LE POVERELLO
Chaque saint présente « sa » caractéristique. Les contemporains de François, ainsi que la postérité, ne s’y sont pas trompés. Ils l’ont nommé le Poverello, le pauvre.
Un fait bien connu de la vie de François nous permettra de « goûter » ses premiers pas vers celle qu’il appellera Dame pauvreté.
L’épouse la plus belle et la plus noble
On place cet épisode dans la troisième année de sa conversion. Ce moment se situe après une longue année de captivité de François à Pérouse et une autre longue année de maladie. Après cela, François entreprend d’incohérents et multiples projets, dont le plus fameux est l’équipée pour la croisade, terminée à Spolète dès le lendemain du départ. François, déjà changé dans son cœur, mais faible et irrésolu, ignore encore sa voie. Ses compagnons, peu soucieux de mysticisme, tentent de l’attirer vers les bruyants plaisirs d’autrefois * Une partie de l’analyse et des commentaires qui sont contenus dans ces lignes sont extraits du livre de Valentin BRETON, ofm, La Pauvreté, Editions franciscaines, 1959, le texte ayant été remanié pour les nécessités de la mise en forme..
Il se laisse encore une fois circonvenir ; il organise une fête dont il est, comme d’habitude, le pourvoyeur et le roi. Celano, qui semble parler de souvenirs, raconte que ses convives ont mangé et bu plus que de raison. Leur tenue, leurs propos, leur joie grossière inspirent à François un sentiment de répulsion à l’égard de ces divertissements. Au sortir du banquet, la troupe de joyeux drilles descend les ruelles en pente de la cité assisiate, chantant, tapageant, excitant les chiens, interpellant les rares passants, réveillant les citoyens endormis. François « ferme la marche », son sceptre burlesque à la main. Mais, peu à peu, François se laisse distancer. Levant les yeux, il aperçoit, entre les maisons proches les unes des autres, une petite partie du ciel étoilé d’Ombrie. Que c’est beau ! Que c’est limpide ! Et au fur et à mesure que les rires de ses compagnons s’éloignent, le silence de la nuit l’enveloppe de son manteau. Son âme devient sourde aux bruits, et son cœur se met à chanter les louanges du Seigneur. La douceur divine l’inonde, si puissante qu’il en demeure incapable de dire un mot, de faire un pas. Son âme est emportée d’un tel élan vers les réalités invisibles qu’il se met à mépriser tout le terrestre comme frivole et sans valeur. Combien de temps demeure-t-il ainsi figé dans sa contemplation ? Une grande tape dans le dos, accompagnée d’une exclamation, le ramène tout à coup à la réalité : « Ehi ! Francesco ! Ne serais-tu pas amoureux, par hasard, pour rêvasser ainsi ? Songerais-tu à prendre femme ? » La question suscite de gros rires. En effet, ses compagnons, ne voyant plus François, sont remontés à sa recherche. Ils l’entourent maintenant, tout aussi bruyants que précédemment. François, surpris, écarquille les yeux, sourit et s’exclame sur le même ton : « Oui ! Je l’aime, je l’aime, je l’aime, et à un point tel que vous ne pouvez l’imaginer ! En vérité je vous le dis : je la prendrais si belle et si noble, que sa pareille jamais ne sera vue ! » De nouveaux éclats de rires saluent cette déclaration, si conforme à tout ce que pouvait dire François. Ils repartent ensemble jusqu’à la piazzetta où ils prennent congé les uns des autres.
Cette épouse si belle et si noble que François a vue lui apparaître dans la nuit claire, François a fini par lui donner un nom : Dame pauvreté. Il s’y attachera et lui sera fidèle toute sa vie durant. Il invitera tous ses frères à faire de même, comme en témoigne son testament de Sienne : en avril ou en mai 1226, c'est-à-dire six mois avant sa mort, François vomit le sang si abondamment qu’on le croit près de mourir. Les frères lui demandent sa bénédiction et l’expression de sa dernière volonté. Il fait alors venir frère Benoît et dit : […] Je bénis tous mes frères […]. Je suis trop faible et j’ai trop mal pour parler. Brièvement je veux déclarer ma volonté en trois mots que voici : […] Que toujours ils aiment et honorent notre Dame la sainte Pauvreté […] * Test Si 4. Mais ne nous méprenons pas. François n’est pas plus théoricien que dialecticien. Ce qui le poussera à « se marier » avec Dame pauvreté, ce n’est pas un amour philisophico-théorico-ascétique : la pauvreté à tout prix, toute la pauvreté, rien que la pauvreté, et tout cela pour la pauvreté. Non ! Pour François, la pauvreté n’est pas une fin en soi. Très simplement, il a vu Jésus-Christ pauvre, enseignant la pauvreté, et il L’a suivi. Il a aimé le Christ. Il a désiré se rendre semblable à Lui. Il a vécu en pauvre, il a exhorté sa race à vivre dans la pauvreté et de la pauvreté. La pauvreté, établie par Dieu comme « Reine et Maîtresse » est devenue l’Epouse du Christ qui, « de riche qu’il était, s’est fait pauvre pour nous, afin que nous devenions riches par sa pauvreté (2 Co 8 9) ». La pauvreté est donc médiatrice du salut, et c’est pour avoir part à ce salut que François et ses compagnons établiront une alliance avec elle et prononceront un serment d’allégeance à son égard.
Le pauvre devant Dieu
L’extase de François lui a révélé le sens d’une vérité que nous connaissons tous, mais à laquelle, comme la plupart des hommes, nous sommes indifférents. François l’avait été jusqu’à cet instant. Mais la grâce du Seigneur le « travaille ». Elle l’amène à se poser ces questions : Qui es-tu, Seigneur ? Et moi, qui suis-je ? Et, sans discours, il comprend :
- que Dieu est tout, et lui, François, rien, sinon ce qui plaît à Dieu qu’il soit. François n’est rien d’autre que ce que Dieu le fait être ;
- que Dieu possède tout, et lui, François, rien, sinon ce qu’il convient à Dieu de lui prêter ;
- que Dieu fait tout, et lui, François, rien, sinon ce que Dieu, dans sa libéralité, daigne opérer en lui, par lui, avec lui…
François prend conscience de son essentielle et absolue dépendance de Dieu et, par conséquence, de son absolue indigence. Nous-mêmes vivons comme si nous estimions posséder notre être, notre corps, notre âme, notre esprit et ses facultés, en toute propriété et indépendance. Nous nous en servons, nous en jouissons, nous en abusons en pleine maîtrise. Nous nous sentons en effet nos maîtres. Nous vivons, agissons, bougeons et remuons, allons et venons, pensons et parlons librement, et nous en avons le droit. Nous avons raison : notre autonomie n’est pas illusoire, elle est réelle. Elle est néanmoins un don de Dieu. Il nous a donnés nous-mêmes à nous-mêmes. Mais nous donnant ainsi autorité sur nous, nous créant maîtres de nous, libres et responsables, il n’a pu aliéner son droit propre sur nous. S’il ne l’a pas pu, ce n’est point par impuissance (ou encore par avarice) de sa part, mais par incapacité de la nôtre. C’est en Lui et par Lui, c’est grâce à Son immanence en nous, à son active et perpétuelle présence en nous, comme cause de notre être et de notre action, que nous vivons, que nous agissons et que nous sommes. Malheureusement, nous ne pensons pas que notre dépendance de Dieu est la racine ou la source de notre être.
François, lui, dès qu’il l’a compris, accepte avec joie sa condition de créature. Il en fait son titre d’honneur. En découvrant sa dépendance, en acceptant son indigence, en professant sa pauvreté, François a découvert et reconnu l’universelle fraternité des êtres. Comme lui et avec lui, les hommes reçoivent de Dieu Père l’être, le mouvement et la vie, en aumône à leur essentielle pauvreté. Aussi invite-t-il tous les hommes, et non pas seulement ses frères, à ne pas s’enorgueillir des dons de Dieu mais à placer leur fierté dans la croix du Seigneur Jésus-Christ qui, de riche qu’il était, s’est fait indigent à cause de nous, pour que de son indigence nous fussions enrichis :
Considère, ô homme, le degré de perfection auquel t’a élevé le Seigneur : il a créé et formé ton corps à l’image du corps de son Fils bien-aimé, et ton esprit à la ressemblance de son esprit […].
Même si tu avais tant de pénétration et tant de sagesse qu’aucune science n’aurait plus de secret pour toi ; même si tu savais interpréter toutes les langues et scruter les mystères divins avec une subtilité remarquable, de tout cela tu ne peux tirer aucune gloire […]. De même serais-tu le plus beau et le plus riche des hommes, et ferais-tu même des miracles au point de chasser les démons, tout cela peut se retourner contre toi, tu n’y es pour rien, et il n’y a rien là dont tu puisses tirer gloire (2 Co 12 5). Mais ce dont nous pouvons tirer gloire, c’est de nos faiblesses. C’est de notre part quotidienne à la sainte Croix de notre Seigneur Jésus-Christ. * Adm 5. Le thème de cette admonition sera repris, de façon plus lyrique et dramatique, par Saint François lui-même, dans la célèbre mise en scène de la Joie Parfaite (Fior 8). Ce chapitre si goûté et si peu compris, car on n’y voit d’ordinaire qu’une délicieuse page de littérature, est en réalité une forte leçon d’amour de la croix et une reconnaissance de notre absolue dépendance de Dieu de qui nous recevons tout (Saint François d’Assise, sa personnalité, sa spiritualité, Paris 1928, p. 81 et 82 P. Gratien, O.M Cap.)..
Le pauvre devant les hommes
Evoquons donc la scène qui se déroule le 16 avril 1207, dans la salle d’audience de l’évêché. Par son père, Pierre Bernardone, François est cité à comparaître devant l’évêque Guido pour répondre de sa conduite, de ses prodigalités et mettre fin à ce que Pierre Bernardone qualifie de folie. Jusqu’alors, Pierre Bernardone assumait sans broncher les folles dépenses de son fils, dès lors qu’elles étaient orientées vers une gloire toute terrestre qui pourrait rejaillir sur la famille. Mais donner de l’argent aux pauvres, soustraire des biens familiaux pour restaurer une chapelle, cela non ! Jamais ! C’en est trop ! Pierre Bernardone attend de ce procès que celui-ci ramène François à la raison ou, pour le moins, lui rende l’argent qu’il lui a dérobé. Or, le déroulement du procès ne se passe pas vraiment comme il l’aurait souhaité. Après la plaidoirie de son père, François dépose aux pieds de celui-ci, non seulement l’argent soustrait pour réparer la chapelle, mais aussi tous les vêtements qu’il porte sur lui. Ainsi, complètement dévêtu, il s’écrit d’une voix forte : « Jusqu’ici j’ai appelé Pierre Bernardone mon père ; aujourd’hui, je me démets de tous ses biens. Désormais je ne dirai plus : Mon père Pierre Bernardone, mais Notre Père qui êtes aux cieux ! » L’acte n’est pas que symbolique. En agissant ainsi, François renonce publiquement à tout l’héritage familial. Il se hâte de mettre en pratique la doctrine qu’il a reçue de Dieu. Connaissant maintenant un peu François d’Assise, nous pourrions presque dire que nous nous attendions à ce geste. Mais le dénouement du drame nous apprend le moyen par lequel Dieu « acquitte la dette » qu’Il a librement contractée envers sa créature. Au geste de total renoncement de François, l’évêque Guido descend de son trône, couvre le jeune homme nu de sa cape et le prend sous la protection de l’Eglise. Finalement, Dieu s’acquitte de sa dette envers le pauvre par la compassion et la charité du prochain : Seigneur, tu es ma part d’héritage et ma coupe ; c’est toi qui garantis mon lot (Ps 15 5). Le geste de François est sacramentellement reproduit par tous ceux qui, dans l’ordre ecclésiastique ou monastique, renoncent au monde pour se donner à Dieu ; le verset du psaume rapporté ci-dessus est précisément récité comme l’expression des promesses réciproques de Dieu et de ceux qui se vouent à son service. Le geste de l’évêque Guido d’Assise, liturgique dans le rite de l’admission des clercs à l’héritage du Seigneur, fut en réalité prophétique à l’égard de François et de sa race. Il présageait et symbolisait l’assistance que l’Eglise accorde à son serviteur et à sa triple postérité depuis huit siècles. Mais avant cela, il affirmait clairement que Dieu fait honneur à sa parole et à la confiance du pauvre par la compassion et la charité du prochain.
Dieu délègue ainsi sa sollicitude envers le pauvre à d’autres hommes, à qui aussi, dans cette perspective, il accorde la possession et l’administration de biens terrestres. Car les biens de la terre, de quelque nature qu’ils soient, n’est-ce pas Lui qui les a créés, les distribuant à chacun selon sa volonté. Aux uns, il accorde l’abondance et le superflu ; à d’autres, l’aisance et la suffisance ; à d’autres encore qui sont aussi ses enfants (et pour tous les autres des frères), l’indigence, la disette, voire la misère ?... En accordant à certains, comme un privilège, la jouissance et la propriété de biens qui ne cessent pas de lui appartenir (car, qui peut se dire propriétaire d’un morceau de la terre ?) perd-il le pouvoir de les grever, en faveur de ceux qui en sont démunis, d’un « impôt », d’une « redevance », d’un « usufruit », qu’on pourrait appeler droit de régale ou taxe du pauvre ?... Et les possédants qui refusent ou négligent de s’acquitter de cette charge, de dégrever leur fonds de l’hypothèque consentie par leur divin Auteur au bénéfice du pauvre, ne commettent-ils pas une double faute, faute de justice envers Dieu, faute de charité et de justice envers ses ayant cause, les indigents ? Sachant cela, on comprend mieux les nombreuses menaces bibliques envers les riches au cœur dur (Jb 20 19, 27 8 ; Pr 23 4, 28 8 ; Is 5 8 ; 39 9 ; Jr 15 13 ; Lc 6 24, 16 19…). A l’inverse, aucun droit réel n’est conféré au pauvre sur les biens du riche. Le pauvre n’a pas de titre à faire valoir en justice ; il ne peut que solliciter la bienveillance, implorer la pitié du mandataire de Dieu comme un bienfait gratuit. Ce n’est qu’hyperboliquement qu’on peut dire qu’il réclame la charité. Ainsi se différencie l’enseignement du Christ des injustes prétentions du communisme. La légitimité de la propriété privée n’est pas en cause. Dieu reconnaît à chacun le droit de jouir paisiblement du fruit de son travail ou de son industrie, et de le transmettre à ses enfants. S’Il grève les biens du riche de la taxe du pauvre, c’est en faveur de l’un et de l’autre, et non point en haine de personne. Le riche est son enfant comme le pauvre. Il veut réellement soulager l’inévitable misère, et non la changer de titulaire par une violente usurpation de biens acquis.
Ces réalités vont conduire François à conseiller, à avertir, à recommander à ses frères des attitudes de pauvre devant les hommes. Aucun droit n’étant concédé au pauvre sur les biens du riche, le pauvre reste dépendant de celui qui subvient à ses besoins et soulage son indigence. Et cette dépendance commande aussi son attitude envers lui. Le pauvre ayant besoin de tout et de tous doit être facile, accommodant, pacifique et humble. François écrira dans sa règle : « Lorsque mes frères vont par le monde : je leur conseille, je les avertis et je leur recommande en notre Seigneur Jésus-Christ d’éviter les chicanes et les contestations, de ne point juger les autres. Mais qu’ils soient aimables, apaisants, effacés, doux et humbles, déférents et courtois envers tous dans leurs conversations » (2 Reg 3 10-11). Remarquons au passage que François ne propose pas à ses frères, comme attitude, la condescendance. Condescendre est le geste d’un personnage qui s’abaisse vers plus bas que soi. Le pauvre, lui, n’est plus en mesure de s’abaisser, car déjà il est plus bas que celui qu’il sollicite. Cette volonté de François de se trouver, lui et ses frères, en bas de l’échelle sociale, pauvres parmi les pauvres, va le conduire à choisir un nom pour la fraternité qui désigne cette situation de dépendance. Un jour qu’on lisait la Règle, il interrompit la lecture au passage où il est écrit qu’ils soient petits et dit : « je veux que notre fraternité s’appelle l’Ordre des Frères Mineurs » (1 C 38). Et de fait, ils étaient mineurs, soumis à tous (Test 19). Ils cherchaient la dernière place et l’emploi méprisé qui pourrait leur valoir quelque avanie, c'est-à-dire une situation d’emploi rendue difficile par les exigences de l’emploi lui-même ou la brutalité des intempéries, voire la rigueur tyrannique du patron. François voyait aussi dans cette dépendance extrême une occasion de grâce pour ceux qui accordaient les aumônes : « Allez, disait-il à ses frères (2 C 71), car si les frères mineurs ont été envoyés au monde en ces temps, c’est pour permettre aux élus d’accomplir en leur faveur ce qui leur vaudra les félicitations du Juge : Ce que vous avez fait à l’un de mes frères mineurs, c’est à moi que vous l’avez fait * Mt 25 40 et 45. Les deux versets de l’évangile ont été fondus en un seul par saint François, qui a remplacé les mots : « au plus petit d’entre les miens » (verset 40) par ceux du verset 45, où le comparatif minoribus permet une application littérale aux Frères Mineurs. ».
Le pauvre en face de soi-même
Saint Paul écrit aux Galates : « Si quelqu’un estime être quelque chose alors qu’il n’est rien, il se fait illusion » (Ga 6 3). Eh oui ! Je puis honorer Dieu, le louer, lui obéir, mais que ce soit non pas pour sa gloire toute pure et sa dignité infinie, mais parce que c’est l’unique et irremplaçable moyen d’obtenir ma perfection et d’atteindre ma béatitude. Il n’est pas rare qu’on aime moins la vérité que le parti que l’on a pris pour elle, c'est-à-dire soi-même. De même, je puis me vouer au service du prochain, accepter sans broncher ses injures et ses reproches, mais cela par un secret dessein qui cherche, dans la patience et le service, le moyen d’être estimé, admiré, écouté et, finalement, de dominer l’autre. Enfin, je puis accomplir des actes de ce monde par singularité, par superstition, par recherche de vaine gloire. Il en est beaucoup, dit saint Grégoire, qui affligent leurs corps par l’abstinence mais qui briguent, par leur austérité, les faveurs humaines * Homélie 12. Saint Augustin condamne aussi certains ascètes qui, par la sordidité de leur vêtement, tendent à capter l’admiration et les aumônes du peuple. Les Pères n’ont donc pas ignoré cet instinct de la nature qui se recherche et se ressaisit elle-même en toute bonne œuvre et sous son couvert. Peut-être, dit encore saint Grégoire, ne faut-il pas que l’homme ait besoin de faire un effort démesuré pour délaisser ses biens ; mais se délaisser soi-même exige un immense labeur. Il est peu de renoncer à ce qu’on a, tandis que renoncer à soi-même est très grand. C’est bien l’amertume la plus amère. Or, seule la pauvreté de soi en soi donne à toute autre pauvreté sa vraie valeur. « Qui donc te distingue (des autres) ? reprend saint Paul. Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? Et si tu l’as reçu, pourquoi te vanter comme si tu ne l’avais pas reçu ? » (1 Cor 4 7). Le Christ fait de ce renoncement le préliminaire incontournable pour le suivre : « Celui qui veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour, et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi la sauvera » (Lc 9 23-24). Renoncer à soi-même. Ne retenons que ces mots, car ils disent tout. Il ne s’agit donc pas seulement de renoncer à ce que l’on a, car cela n’est pas encore la charité et la pauvreté. Il faut renoncer à ce qu’on est, pour être Jésus. Renoncer à soi-même, c’est renoncer à vivre sa propre vie pour laisser Jésus la vivre en nous à notre place. Etre chrétien, ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi.
Nous comprenons donc bien que cette pauvreté de soi-même renvoie à la pauvreté devant Dieu évoquée précédemment. Aussi terminerons-nous ce passage consacré à François sur le sujet en rapportant quelques-unes de ses admonitions, lesquelles nous montrent combien il faut être pauvres de nous-mêmes.
Le péché de volonté propre (adm 2)
Le Seigneur dit à Adam : Tu peux manger des fruits de tous les arbres ; mais ne touche pas à l’arbre de la science du bien et du mal. Adam avait donc le droit de manger des fruits de tous les arbres du Paradis ; tant qu’il resta dans l’obéissance, il fut sans péché.
Manger les fruits de l’arbre de la science du bien signifie : s’approprier sa volonté, s’attribuer orgueilleusement le bien que l’on fait, alors qu’en réalité c’est le Seigneur en nous qui l’accomplit en paroles ou en actes. Mais on préfère écouter les insinuations du démon, on enfreint la défense ; alors le fruit de la science du bien se transforme en fruit de la science du mal, et il faut en subir le châtiment.
A quoi l’on reconnaît l’esprit du Seigneur (adm 12)
Voici comment reconnaître qu’un serviteur de Dieu possède l’Esprit du Seigneur : lorsque le Seigneur opère par lui quelque bien, la « chair » du serviteur de Dieu, alors, ne s’enorgueillit pas, cette chair toujours opposée à tout bien ; au contraire, il ne s’en méprise que davantage, et se juge plus indigne que tous les autres hommes.
L’esprit de pauvreté (adm 14)
Heureux ceux qui ont l’esprit de pauvreté, car le royaume des cieux leurs appartient. Il y en a beaucoup qui sont férus de prières et d’offices, et qui infligent à leur corps de fréquentes mortifications et abstinences. Mais pour un mot qui leur semble un affront ou une injustice envers leur cher « moi », ou bien pour tel ou tel objet qu’on leur enlève, les voilà aussitôt qui se scandalisent et perdent la paix de l’âme. Ceux-là n’ont pas le véritable esprit de pauvreté : car celui qui a le véritable esprit de pauvreté se hait lui-même, et chérit ceux qui le frappent sur la joue.
Rendre tout bien au Seigneur (adm 19)
Heureux le serviteur qui fait hommage de tout bien au Seigneur. Celui au contraire qui en revendique une part pour lui-même, celui-là cache au fond de lui-même l’argent du Seigneur Dieu, et ce qu’il croyait posséder en propre lui sera enlevé.
Humilité malgré les louanges et les honneurs (adm 20)
Heureux le serviteur qui, lorsqu’on le félicite et qu’on l’honore, ne se tient pas pour meilleur que lorsqu’on le traite en homme de rien, simple et méprisable. Car tant vaut l’homme devant Dieu, tant vaut-il en réalité, sans plus.
Malheur au religieux qui, appelé par ses frères à de hautes fonctions, refuse ensuite d’en descendre de son plein gré. Heureux le serviteur qui, appelé malgré lui à de hautes fonctions, n’a d’autre ambition que de servir les autres et de s’abaisser sous leurs pieds.
SE DETACHER DES RICHESSES POUR MIEUX SERVIR LE CHRIST
Article 11
Le Christ, confiant dans son Père, a choisi pour lui-même et pour sa Mère une vie pauvre et humble * 1 Let 5., tout en manifestant pour le monde créé une attention pleine d’estime et de respect. Aussi les laïcs franciscains useront avec DETACHEMENT DES RICHESSES MATERIELLES qu’ils pourraient posséder, bien conscients que selon l’Evangile ils ne sont qu’administrateurs des biens qu’ils ont reçus en faveur des enfants de Dieu.
Ainsi, dans l’esprit des Béatitudes, « pèlerins et étrangers » en route vers la maison du Père, ils veilleront à se libérer de TOUT DESIR DE POSSESSION ET DE DOMINATION. * Rom 8 27 ; Vatican II, Const. Sur l’Eglise 7 4.
La lecture de cet article 11 peut surprendre. On y parle tout d’abord du Christ et de sa Mère, lesquels ont vécu une vie pauvre et humble. En conséquence de ce constat de pauvreté, il est demandé aux frères et sœurs de l’Ordre Franciscain Séculier, non pas de faire vœu de pauvreté (comme peuvent s’y engager les frères mineurs ou les sœurs de Claire d’Assise), mais 1/ d’user avec détachement des richesses matérielles et 2/ de se libérer de tout désir de possession et de domination !? Aussi, dans les différents paragraphes qui vont suivrent, nous chercherons notamment à expliquer et comprendre cet apparent anachronisme, mais pas avant d’avoir répondu à la question : mais qu’est-ce donc que la pauvreté ?
Mais qu’est-ce donc que la pauvreté ?
La pauvreté, c’est l’état de celui qui ne peut se procurer les ressources nécessaires à la vie matérielle. On conçoit que le besoin peut être plus ou moins senti, la nécessité plus ou moins impérieuse, la difficulté de se pourvoir plus ou moins insurmontable ; et, conséquemment, qu’il existe des degrés dans la pauvreté. On peut les caractériser en quelques mots :
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Le caractère commun des trois états de la pauvreté est la privation, qui est un besoin ressenti de choses de plus en plus nombreuses et nécessaires. Mais comme le pauvre ne peut point par lui-même y pourvoir, il est contraint, pour ne pas souffrir à l’excès ou même succomber, de recourir à l’aide d’autrui ; il tombe ainsi sous la dépendance de qui l’assiste. De même que la privation invite à la patience ou l’endurance, ainsi la dépendance prêche-t-elle l’humilité, la sujétion, l’obéissance. Or, c’est par cette « génération de vertus » que la pauvreté peut acquérir une valeur sanctificatrice ; car, par elles-mêmes, la privation poussée jusqu’au dénuement et la dépendance jusqu’à l’esclavage, ne rendent pas l’homme agréable à Dieu. Elles peuvent même le rendre coupable si elles engendrent, au lieu de vertus, des vices comme envies, colères ou haines. Ce n’est pas la pauvreté matérielle que Jésus a béatifiée, mais la pauvreté en esprit ou en désir, l’amour de la pauvreté.
De même que nous avons distingué, du point de vue économique et humain, trois degrés dans le besoin, nous distinguerons, du point de vue ascétique et divin, trois espèces de pauvretés selon le désir et l’esprit :
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Frères Mineurs, Sœurs de Claire d’Assise, laïcs franciscains. Trois vocations ; un même appel à la pauvreté
Forts de ces définitions, et de tout ce qui a pu être précisé depuis le début de ce chapitre, nous sommes maintenant en mesure de comprendre la réunion, apparemment anachronique, de la vie pauvre et humble du Christ et de sa Mère dont il est question dans l’article 11 et, conséquemment, du détachement des richesses matérielles auxquelles les laïcs franciscains sont appelés. Nous sommes bien tous appelés à imiter le Christ (et sa Mère) dans sa vie cachée, selon notre condition. Nous y sommes appelés et nous devons l’imiter. Tandis qu’il ne nous est ni permis ni possible, sans un appel spécial de son Esprit Saint, de prétendre le suivre dans son apostolat et sa Passion. Lorsque des gens mariés ont voulu tout quitter pour suivre François d’Assise, ce dernier leur a dit : « Stop ! Vous avez déjà pris des engagements dans le monde qui ne peuvent être rompus : mariage, paternité ou maternité. » François s’est alors mis à réfléchir avec plus d’insistance sur le moyen de concilier ces deux préceptes, aussi impérieux l’un que l’autre : celui du devoir qui retient le chrétien dans le monde et l’appel du Maître qui lui demande d’en sortir pour marcher à sa suite, en portant sa croix. Ce fut l’origine de l’Ordre Franciscain Séculier.
La pauvreté littérale dont il a été question plus haut ne peut donc être vécue uniformément par les religieux(ses) et les laïcs franciscains. Toutefois, si cette pauvreté littérale distingue « extérieurement » les religieux aux yeux du monde, il n’est pas erroné, ni audacieux, de dire que les frères Mineurs, les Sœurs de Claire d’Assise et les laïcs franciscains vivent une identique pauvreté d’esprit à la suite du Christ et de sa Mère, à la suite de Saint François et de Claire d’Assise. Qu’il nous soit permis de rappeler ici les termes du tout premier article de notre Règle : En des formes et des expressions diverses, mais en communion et réciprocité vitale, ils (les membres de toute la famille franciscaine) veulent incarner aujourd’hui, dans la vie et la mission de l’Eglise, le charisme propre de Saint François d’Assise. Ainsi, pour les Frères Mineurs comme pour les sœurs de Claire d’Assise, le vœu de pauvreté (littérale) sera comme le signe visible de la pauvreté d’esprit qui ouvre la voie du ciel, car c’est bien cette dernière qui ouvre la voie du ciel. Pour les laïcs franciscains, la signification de cette identique pauvreté d’esprit s’exprimera par un usage détaché des richesses matérielles qu’ils peuvent posséder. Car il n’est pas exclu que les laïcs franciscains puissent éventuellement être riches et/ou de condition sociale très élevée. Rappelons-nous que deux des trois saints patrons de l’Ordre Franciscain Séculier occupaient, de leur vivant, le plus haut degré social de leur pays : saint Louis, roi de France ; sainte Elisabeth de Hongrie, reine. Mais les laïcs franciscains doivent être bien conscients qu’ils ne sont qu’administrateurs, et non propriétaires, des biens qu’ils ont reçus de la part de Dieu, et qu’ils les ont reçus en faveur des enfants de Dieu. En ayant choisi d’être pauvre et persécuté, le Christ jette une lumière surnaturelle sur ceux qui sont pauvres et persécutés comme Lui, une lumière qui fasse aimer les pauvres comme d’autres Christ. Le riche devient alors l’intermédiaire de la providence. Il a « l’obligation de persuader » que Dieu est Père et que nous sommes tous frères par un amour actif. Le riche est alors serviteur de la Providence. C’est d’ailleurs là le plus grand honneur que Dieu fait aux riches. Le Royaume de Dieu est ainsi ouvert à tous ceux qui aiment Dieu et leur prochain, car on n’accède pas au Royaume de Dieu par la fortune de ce monde mais par la justice qui est dans la pratique de la Loi (le décalogue) et dans l’exercice de l’amour.
Heureux qui craint le Seigneur, qui aime entièrement sa volonté ! [...]
Les richesses affluent dans sa maison : à jamais se maintiendra sa justice.
Lumière des cœurs droits, il s’est levé dans les ténèbres, homme de justice, de tendresse et de pitié.
L’homme de bien a pitié, il partage ; il mène ses affaires avec droiture. [...]
Il ne craint pas l’annonce d’un malheur : le cœur ferme, il s’appuie sur le Seigneur. [...]
A pleines mains, il donne au pauvre ; à jamais se maintiendra sa justice, sa puissance grandira, et sa gloire. [...] (Ps 111)
Mais la pauvreté et la richesse ne peuvent-elles être que matérielles ?
Qu’il nous soit permis de répondre à cette question en relatant tout d’abord un témoignage. Puis, découvrant ainsi diverses formes de pauvreté, nous relirons l’histoire de Noémi et de sa belle fille Ruth, exemple édifiant de la bonté du Seigneur s’exprimant par ses enfants.
C’était dans la décennie 1950. Frère Raymond (ofm) animait un week-end de tertiaires de saint François destinés à des couples. Le cadre était un peu rustique ; en lisière de forêt, les tentes pour se loger avaient été montées. Le thème de la rencontre était les béatitudes. Après quelque temps de réflexion, le frère Raymond envoie les participants méditer en forêt, mais par couple. Il les invite à réfléchir sur l’application des béatitudes dans leur vie de couple. « Après cette réflexion dans l’intimité, ceux qui le souhaitent pourront apporter leur témoignage aux autres participants » lance frère Raymond. Un couple, donc, parmi d’autres s’exprime ainsi au retour de la méditation : « comme tout le monde, nous sommes partis marcher dans la forêt et, au bout de quelques dizaines de mètres, nous avions, pensions-nous, fait le tour du problème. Nous n’étions ni pauvres, ni persécutés, ni affligés, ni affamés de justice... Bref, la conclusion était rapide : les béatitudes était un très beau texte évangélique qui ne nous concernait pas. Et la promenade se poursuit, en silence, l’un à côté de l’autre. Or, à un moment, je m’aperçois (précise le mari) que je marche seul. Ma femme n’est plus à mes côtés. Etonné, je me retourne et là, je la vois, arrêtée derrière moi à quelques pas. Elle me regarde, les yeux rouges de larmes. Elle pleure, en silence. Je la vois et, sans rien dire, je comprends. Je comprends que nous sommes pauvres, affligés, affamés. Notre couple est infertile. Nous n’avons pas d’enfants et ne pourrons en avoir. A cause de cette infertilité, nous envions les couples qui ont la grâce de cette richesse et, vous avez dû le remarquer, nous ne supportons pas les enfants. Leur simple présence nous irrite. Etant empêchés d’en avoir, nous vivons le contraire des béatitudes. Nous ne sommes pas doux avec les enfants des autres foyers, et cette envie qui nous tenaille fait que nous n’avons pas le cœur pur. Nous avons peu parlé pendant le reste du temps de réflexion qui a suivi, mais le peu que nous ayons dit se résume de la façon suivante : nous allons changer d’attitude par rapport aux couples ayant des enfants et par rapport aux enfants eux-mêmes. » Et le frère Raymond de confirmer qu’à compter de ce week-end des béatitudes, la maison de ce foyer est devenue la « maison du bon Dieu », toujours pleine d’enfants heureux de s’y trouver.
La pauvreté d’esprit dont nous avons parlé jusqu’ici, et que nous avons caractérisée par dépendance et privation, est donc une pauvreté spirituelle. Ce petit témoignage nous montre bien que cette pauvreté d’esprit peut s’exprimer, se vivre, dans une réelle pauvreté, laquelle n’a pas nécessairement à voir avec une quelconque pauvreté matérielle même si, bien sûr, elle ne l’exclut pas. Elle peut revêtir de multiples formes : pauvreté de l’infertilité pour un couple, pauvreté de santé physique, pauvreté de la solitude ou du célibat non consacré, pauvreté dans les relations conjugales ou dans celles de travail, pauvreté dans le chômage ou dans l’absence de reconnaissance sociale, pauvreté du conjoint abandonné, pauvreté dans le décès d’un conjoint ou d’un enfant, pauvreté de celui dont la faute s’est déjà changée en châtiment, pauvreté du père de quelqu’un qui est né malheureux ou qui l’est devenu, pauvreté de celle dont l’enfant est devenu un criminel et qui sera par la suite regardée comme la mère d’un assassin ou d’un traître... Toutefois, même pauvre, on est toujours riche de quelque chose. Même dans l’indigence, le pauvre peut avoir un talent, des dons qui manquent à un autre et qu’il pourra partager : « car celui qui parmi vous est plus grand (major), qu’il se fasse plus petit (minor) et qu’il serve » (Lc 22 26). La bonté de Dieu distribue ainsi les dons et les biens entre ses enfants, afin qu’ils s’entraident et qu’aucun ne soit frustré de la béatitude de l’aumône et de celle de la pauvreté. Or, le moyen d’obtenir ainsi l’échange et de rétablir l’égalité entre les enfants de Dieu, c’est non pas la violence qui arrache ou l’avarice qui retient, mais l’humilité qui demande par la prière et le sacrifice, la bienveillance divine de se répandre de l’un sur l’autre. La bonté de Ruth envers sa belle-mère Noémi en est un remarquable exemple (Livre de Ruth).
Ruth et Noémi
Regardons la désolation de Noémi après qu’elle eut perdu son mari et ses deux fils, ses seuls enfants. Ecoutons ses paroles d’adieu découragées à ses belles-filles, Orpha et Ruth : « Retournez à la maison de votre mère, que le Seigneur use de miséricorde envers vous comme vous avez usé de miséricorde avec ceux qui sont morts et avec moi... » Ecoutons ses paroles lasses et insistantes. Elle n’espérait plus rien de la vie, elle qui autrefois était la belle Noémi et qui maintenant était la Noémi tragique, brisée par la douleur. Elle pensait seulement à retourner, pour y mourir, aux lieux où elle avait été heureuse au temps de sa jeunesse entre l’amour de son mari et les baisers de ses fils. Elle disait : « Allez, allez. Inutile de venir avec moi... Je suis comme une morte... Ma vie n’est plus ici, mais là-bas dans la vie de l’au-delà où eux se trouvent. Ne sacrifiez plus votre jeunesse à côté d’une chose qui meurt, car réellement je ne suis plus qu’une chose. Tout m’est indifférent. Dieu m’a tout pris... Je suis une angoisse. Et je ferais votre angoisse, et elle me pèserait sur le cœur. Et le Seigneur m’en demanderait réparation, Lui qui m’a déjà tant frappée, car vous retenir vous qui êtes vivantes près de moi qui suis morte serait de l’égoïsme. Retournez chez vos mères... ».
Mais Ruth, la Moabite, resta pour soulager cette douloureuse vieillesse. Ruth avait compris qu’il y a des douleurs plus grandes que celles qu’on a à supporter et que sa douleur de jeune veuve était moins lourde que la douleur de celle qui, en plus de son mari, avait perdu ses deux fils. Combien y a-t-il de douleurs dans le monde !? Comme la douleur de celui qui, par un ensemble de motifs, arrive à haïr le genre humain ; il voit en tout homme un ennemi dont il a à se défendre et qu’il doit craindre. Sa douleur est encore plus grande que les autres douleurs parce qu’elle affecte non seulement la chair, le sang, la mentalité, mais l’esprit avec ses devoirs et ses droits surnaturels, l’amenant ainsi à sa perdition. Combien, dans le monde, y a-t-il de mères sans enfants et d’enfants sans mères ! Combien y a-t-il de veuves sans enfants qui pourraient assister les vieillesses solitaires ! Combien y a-t-il d’hommes qui, privés d’amour parce que ce sont tous des malheureux, pourraient employer leur besoin d’aimer et combattre la haine en donnant, donnant, donnant de l’amour à l’Humanité malheureuse qui souffre toujours plus parce qu’elle hait toujours plus.
La douleur est une croix, mais elle est aussi une aile. Le deuil dépouille, mais pour revêtir. Heureux les affligés, car ils seront consolés (Mt 5 5). Regardons le monde. Il est une lande où l’on pleure et où l’on meurt. Et le monde crie : « Au secours ! » par la bouche des orphelins, des malades, des solitaires, de ceux qui doutent, par la bouche de ceux qu’une trahison, qu’une cruauté, font prisonniers de la rancune. Allons vers ceux qui crient ! Oublions-nous au milieu de ceux qui sont oubliés ! Guérissons-nous au milieu des malades ! Espérons au milieu des désespérés ! Le monde est ouvert à toutes les bonnes volontés qui veulent servir Dieu dans le prochain et conquérir le Ciel : s’unir à Dieu et s’associer à ceux qui pleurent. Imitons Ruth auprès de toutes les douleurs. Disons, nous aussi avec Ruth : « Je serai avec vous jusqu’à la mort ». Même s’ils répondent, ces pauvres infortunés qui se croient incurables : « Ne m’appelez plus Noémi (qui veut dire ma gracieuse), mais appelez-moi Mara (qui veut dire mon amertume) car Dieu m’a rempli d’amertume », persistons. Ainsi, ils pourront dire un jour : « Béni soit le Seigneur qui m’a sorti de l’amertume, de la désolation, de la solitude par les soins d’une créature qui a su faire fructifier sa douleur en bonté. Que Dieu la bénisse éternellement car elle a été pour moi le salut ».
La bonté de Ruth, à l’égard de Noémi, a donné au monde le Messie parce que le Messie vient de David qui vient de Jessé, venu d’Obed, lui-même venu de Booz et de Ruth. Tout acte de bonté est l’origine de grandes choses auxquelles on ne pense pas. L’effort que fait quelqu’un contre son propre égoïsme peut provoquer une telle marée d’amour qu’elle est capable d’élever, d’élever en gardant dans sa limpidité celui qui l’a provoqué, jusqu’à le porter au pied de l’autel, jusqu’au cœur de Dieu. * D’après Centro Editoriale Valtortiano, Isola del Liri, Italie, L’Evangile tel qu’il m’a été révélé, Maria Valtorta, Tome 3, ch. 71, p. 433.
Pèlerins et étrangers en route vers la maison du Père
Le dernier paragraphe de notre article 11 est introduit par une précision (dans l’esprit des béatitudes) qui donne une coloration particulière aux deux phrases qui la suivent.
Lorsque nous lisons et méditons les béatitudes, nous pouvons être étonnés du temps des verbes utilisés. A l’exception de la béatitude de la pauvreté en esprit et de celle de la persécution pour la justice (où les verbes utilisés sont au présent), toutes les autres béatitudes utilisent des verbes conjugués au futur, comme si toutes les vertus pratiquées aujourd’hui ne porteraient des fruits que plus tard. Ce futur exprimé par le temps des verbes signifie aussi que nous ne durerons pas éternellement dans ce monde présent. Bien plus, nous sommes dans le monde mais nous n’appartenons pas au monde (Jn 17 16), tout comme le sont des étrangers. En vérité, étrangers, nous le sommes. Mais nous sommes des étrangers « en route vers », c'est-à-dire que nous entrons dans une dynamique divine, à la suite du chemin ouvert par le Christ afin de nous retrouver avec le Christ, dans le sein du Père. Le Nouveau Testament « regorge » d’indications qui expriment bien cette double particularité de pèlerins et étrangers, en route vers la maison du Père : Unis avec le Christ dans l’Eglise et marqués par le Saint-Esprit qui est la garantie de notre héritage (Ep 1 14), nous sommes appelés fils de Dieu et en vérité nous le sommes (1 Jn 3 1). Mais nous n’avons pas encore paru avec le Christ, dans la gloire (Col 3 4). C’est là que nous serons semblables à Dieu, car nous le verrons tel qu’Il est (1 Jn 3 2). Ainsi donc, tant que nous demeurons dans ce corps, nous vivons exilés loin du Seigneur (2 Co 5 6) et, possédant les prémices de l’Esprit, nous gémissons au fond de nous-mêmes (Rm 8 23) et nous souhaitons être avec le Christ (Ph 1 23). C’est la même charité qui nous presse de vivre plus intensément pour lui, qui est mort et ressuscité pour nous (2 Co 5 15). Aussi nous efforçons-nous de plaire au Seigneur (2 Co 5 9) et nous revêtons-nous des armes de Dieu afin de pouvoir tenir ferme contre les ruses du diable et, au jour mauvais, résister (Ep 6 11-13). Mais comme nous ne connaissons ni le jour ni l’heure, il nous faut, selon l’avertissement du Seigneur, veiller assidûment afin qu’au terme de notre unique vie terrestre (He 9 27), nous méritions d’avoir avec lui accès au festin nuptial et d’être comptés parmi les bienheureux (Mt 25 31-46). Estimant que les souffrances de cette vie ne peuvent se comparer à la gloire qui doit un jour nous être révélée (Rm 8 18 ; 2 Tm 2 11-12), nous attendons fermes dans la foi, le bienheureux objet de notre espérance et la glorieuse manifestation de notre grand Dieu et Sauveur le Christ Jésus (Tt 2 13), qui viendra transformer notre corps humilié, en le rendant semblable à son corps glorieux (Ph 3 21), qui viendra pour être glorifié dans ses saints et être admiré en tous ceux qui auront cru (2 Th 1 10).
Se libérer de tout désir de possession et de domination
La fin de notre article 11 parle de se libérer de tout désir de possession et de domination, comme si le simple désir empoisonnait et même emprisonnait celui qui en est l’objet. En vérité, cela est parfaitement exact, et à un point tel que le Seigneur lui-même, dans les neuvième et dixième commandements * Le dixième commandement dédouble et complète le neuvième, qui porte sur la concupiscence de la chair. Il interdit la convoitise du bien d’autrui, racine du vol, de la rapine et de la fraude, que proscrit le septième commandement. La « convoitise des yeux » (1 Jn 2 16) conduit à la violence et à l’injustice défendues par le cinquième précepte. La cupidité trouve son origine, comme la fornication, dans l’idolâtrie prohibée dans les trois premières prescriptions de la loi. Le dixième commandement porte sur l’intention du cœur ; il résume, avec le neuvième, tous les préceptes de la loi. CEC 2534. du décalogue, nous prescrit de ne rien convoiter, la convoitise n’étant rien d’autre que ce désir qui emprisonne : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce qui est à ton prochain » (Ex 20 17). Nous nous arrêterons donc sur ce commandement tant il est manifeste que notre Règle y renvoie.
Dieu donne à chacun ce qu'il lui faut. C'est la vérité. Qu'est-ce qui est nécessaire à l'homme ? Le faste ? Les terres dont on ne peut compter les champs ? Les banquets où l'on voit, après le crépuscule, se lever l'aurore ? Non. Rien de tout cela. Ce qui est nécessaire à l'homme, c'est un toit, du pain, le vêtement ; bref, l'indispensable pour vivre. Regardons autour de nous : qui sont les plus joyeux et les plus sains ? Qui jouit d'une saine et tranquille vieillesse ? Les jouisseurs ? Non. Mais ceux qui vivent honnêtement, travaillent et bornent leurs désirs. Ils n'ont pas le poison de la luxure et ils restent forts, ni le poison des banquets et ils restent agiles, ni le poison de l'envie et ils restent joyeux. Alors que celui qui désire avoir toujours plus, tue sa paix et ne jouit pas. Plus il boit, et plus il a soif. Plus il mange, et plus il a faim. Il a une vieillesse précoce. Il est brûlé par la rancoeur et les abus. Nous pourrions mettre ensemble le commandement de ne pas voler et celui de ne pas désirer ce qui appartient à autrui. Parce qu’en fait, le désir immodéré pousse au vol. Il n'y a qu'un pas de l'un à l'autre. Peut-on dire, pour autant, que tout désir est illicite ? N’allons pas jusque là. Le père de famille qui, en travaillant aux champs ou à l'usine, désire en tirer de quoi assurer du pain à ses enfants, ne pèche pas en vérité. Il remplit ses devoirs de père. Mais celui qui, au contraire, ne désire autre chose qu'une plus grande jouissance et s'empare de ce qui appartient à autrui pour jouir davantage, celui-là pèche. L'envie ! Pourquoi ? Qu'est-il le désir du bien d'autrui sinon cupidité et envie ? L'envie sépare de Dieu et unit à Satan. Le premier qui désira le bien d'autrui fut Lucifer. Il était le plus beau des archanges, il jouissait de Dieu. Il aurait dû se contenter de cela. Il envia Dieu et voulut, lui, être Dieu, et il devint le démon, le premier démon. Deuxième exemple : Adam et Eve avaient tout, ils jouissaient du paradis terrestre, ils jouissaient de l'amitié de Dieu, heureux des dons de grâce que Dieu leur avait faits. Ils auraient dû se contenter de cela. Ils envièrent à Dieu la connaissance du bien et du mal et furent chassés de l'Eden (Gn 3 23). Ils furent les premiers pécheurs. Troisième exemple : Caïn envia Abel à cause de son amitié avec le Seigneur. Et il devint le premier assassin (Gn 4 8). Autre exemple : Miryam, soeur d'Aaron et de Moïse, envia son frère et devint la première lépreuse de l'histoire d'Israël (Nb 12 10). Nous pourrions poursuivre pas à pas à travers toute la vie du peuple de Dieu, et nous verrions qu'un désir immodéré a fait, de celui qui l'a eu, un pécheur et a amené à la nation le châtiment. C'est que les péchés des individus s'accumulent et amènent le châtiment des nations. Il en est comme des grains, des grains, des grains de sable qui, accumulés au cours des siècles, provoquent un éboulement qui submerge les pays et ce qui s'y trouve.
Imitons les oiseaux dans la liberté de leurs désirs. Regardons-les au milieu de l'hiver. Il y a peu de nourriture. Mais se préoccupent-ils en été de faire des réserves ? Non. Ils se fient au Seigneur. Ils savent qu'un petit ver, un grain, une miette, un débris, un moucheron sur l'eau, ils pourront toujours le capturer pour leur jabot. Ils savent qu'il y aura toujours une cheminée chaude ou un flocon de laine pour leur donner un refuge en hiver. Ils savent aussi que, lorsque viendra le temps où il leur faudra du foin pour leurs nids et une nourriture plus abondante pour leurs petits, il y aura dans les prairies du foin odorant, de la nourriture succulente dans les vergers et sur les sillons, et que l'air et la terre seront remplis d'insectes. Et ils chantent doucement : « Merci, Créateur, pour ce que tu nous donnes et nous donneras », prompts à exhaler des hosannas à plein gosier. Y a-t-il créature plus gaie que l'oiseau ? Et pourtant qu'est-ce que son intelligence en comparaison de l'intelligence humaine ? Une poussière devant une montagne. Mais il nous donne une leçon. En vérité, celui qui possède la gaieté de l'oiseau, vit sans désir impur. Il se fie à Dieu et sent en Lui un Père. Il sourit au jour qui se lève et à la nuit qui descend, parce qu'il sait que le soleil est son ami et la nuit sa nourrice. Il regarde les hommes sans rancoeur et ne craint pas leurs vengeances, car il ne leur fait aucun tort. Il n'éprouve pas de crainte pour sa santé ni pour son sommeil, parce qu'il sait qu'une vie honnête éloigne les maladies et procure un doux repos. Pour finir, il ne craint pas la mort car il sait qu'ayant bien agi, il ne peut avoir que le sourire de Dieu. Même le roi meurt et le riche aussi. Il n'y a pas de sceptre qui éloigne la mort, et l'argent ne peut acheter l'immortalité. En présence du Roi des rois et du Seigneur des seigneurs, les couronnes et l'argent ne sont que plaisanteries. La seule couronne qui ait de la valeur, c'est une vie vécue selon la volonté divine. * D’après Centro Editoriale Valtortiano, Isola del Liri, Italie, L’Evangile tel qu’il m’a été révélé, Maria Valtorta, Tome 2, chap. 98, p. 577.
Article 13
En tout homme le Père des Cieux voit les traits de son Fils, premier-né d’une multitude de frères * Rm 8 29. ; de même les laïcs franciscains accueilleront d’un cœur humble et courtois tout homme comme un don du Seigneur * 2 C 85 ; 1 Reg 26 ; 1 Reg 7 13. et une image du Christ.
LE SENS DE LA FRATERNITE les disposera à considérer avec joie comme leurs égaux tous les hommes, surtout les plus petits, pour lesquels ils chercheront à créer des conditions de vie dignes de créatures rachetées par le Christ. * 1 Reg 9 3 ; Mt 25 40
L’accueil du prochain, surtout de ce prochain que l’on a du mal à aimer, réclame un dépouillement de notre part, l’acceptation d’une pauvreté. Le dépouillement se vivra sous de multiples facettes : dépouillement de son temps, si précieux pourtant pour accomplir des choses, ô combien plus importantes que celle d’accueillir un « ami importun » ; dépouillement du plaisir de se retrouver qu’entre gens du « même monde » ... Dans la règle de 1221, François résume en quelques mots les tenants et les aboutissants de cette condition de pauvreté nécessaire à l’accueil du prochain : Tous les frères s’appliqueront à suivre l’humilité et la pauvreté de notre Seigneur Jésus-Christ [...]. Ils doivent se réjouir quand ils se trouvent parmi les gens de basse condition et méprisés, des pauvres et des infirmes, des malades et des lépreux, et des mendiants des rues » (1 Reg 9 1-2).
Premier-né d’une multitude de frères
Le premier chapitre de ce manuel de formation nous révélait que Dieu est Amour et que c’est par amour qu’Il nous créa. Et Il nous créa à son image : Amour. Il nous créa pour aimer. Ainsi, dès avant sa naissance, l’homme est véritablement prédestiné à reproduire au cours de son existence l’image du Fils de Dieu fait homme, lui-même « image du Dieu invisible » (Col 1 15), afin que le Christ soit le premier-né d’une multitude de frères et de sœurs * D’après CEC 381. aimant Dieu et leur prochain. Aussi n’est-il pas surprenant de voir notre règle inviter les laïcs franciscains à accueillir tout homme avec le cœur, car c’est avec le cœur que l’on sert Dieu. Les dispositions du cœur, nécessaires à cet accueil, sont même précisées. Le cœur doit être humble, c'est-à-dire qu’il doit s’abaisser, se placer volontairement au-dessous de sa position, tout comme le Christ ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu mais Il s’abaissa, pour se rendre semblable aux hommes. Le cœur doit également être courtois, c'est-à-dire ce cœur qui parle, aime et agit envers l’autre avec cette politesse raffinée qui donne la paix et la joie à l’autre. De quelle courtoisie fit preuve notre Seigneur Jésus-Christ envers le petit Zachée, celui qui était mis au banc de la société par les purs et les parfaits : Zachée, descends vite : aujourd’hui il faut que j’aille demeurer chez toi.
Or, chez l’homme, l’humilité et la courtoisie sont deux vertus difficiles à vivre, tant il est aisé de dominer l’autre, de se croire parfait et de juger autrui. Le Christ ne nous voile pas la vérité : que celui qui veut venir à ma suite 1/ renonce à lui-même 2/ qu’il prenne sa croix chaque jour 3/ et qu’il me suive (Lc 9 23). Le chemin de la perfection passe par la Croix. Il n’y a pas de sainteté sans renoncement et sans combat spirituel. Le progrès spirituel implique l’ascèse et la mortification qui conduisent graduellement à vivre dans la paix et la joie des béatitudes.
Comme un don du Seigneur et une image du Christ
Qu’est-ce que l’on aime bien son « petit chez soi », son « petit moi », avec ses petites habitudes, ses petites certitudes, avec ses petites prières d’action de grâce toutes particulières : « Mon Dieu, je te rends grâce parce que je ne suis pas comme les autres hommes : voleurs, injustes, adultères, ou encore comme ce publicain... » (Lc 18 11), alors qu’à ce même publicain, Jésus annonce : aujourd’hui, il faut que j’aille demeurer chez toi ! Nous sommes toujours plus prompts à exclure le prochain qu’à l’accueillir, et les basses raisons de cette exclusion sont multiples. Toutefois, celle qui surpasse toutes les autres peut se résumer par ce détestable et spontané sentiment « qu’il n’est pas comme moi ». Je suis blanc et il est noir. Je suis chrétien et il est musulman. Je suis riche et il est pauvre. Je suis pauvre et il est riche. Je suis cultivé et il est sot. N’est-ce point là de détestables appréciations ? Car est-ce qu’un seul homme au monde a, un jour, pu choisir son endroit de naissance (Europe, Afrique, Asie, ...) ? Ou bien encore la famille où il est né (chez les princes de ce monde, chez les gens du voyage, ...) ? Ou bien encore la religion de ses pères (chrétienne, musulmane, judaïque, ...) ? Le Seigneur est le Père de tous les hommes. Dieu a créé tous les hommes à son image, comme à sa ressemblance, c'est-à-dire avec son caractère propre. Tous enfants d’un même Père, tous, pourtant, nous sommes uniques, différents des autres. N’en est-il pas ainsi, à une plus petite échelle, dans une fratrie : tous les enfants du même père et de la même mère présentent des ressemblances les uns avec les autres mais, pourtant, tous sont différents les uns des autres.
Notre règle m’invite à accueillir ce prochain, toujours différent, comme un don du Seigneur. François, dans son Testament, résume fort bien l’initiative divine à l’origine de ce don : « Après que le Seigneur m’eut donné des frères... » Mais qu’est-ce qu’un don, sinon un bienfait, une gratification, une largesse, une offrande, un présent, bref, quelque chose de bon pour moi ! Mon prochain ne peut donc être reçu comme un ennemi, mais comme un don que le Seigneur m’accorde car, dans ce prochain, se trouve inévitablement une image du Christ. A moi de la rechercher et de la voir tout comme le Père des Cieux voit les traits de son Fils en tout homme.
Créer des conditions de vie dignes de créatures rachetées par le Christ
Les dernières lignes de l’article 13 commencent par rappeler que c’est le sens de la fraternité qui dispose à considérer avec joie tout homme comme son égal. Mais comment servir Dieu en servant notre prochain ? En rendant à Dieu tout ceux que le monde, la chair, le démon ont pris à Dieu. De quelle façon ? Par l’amour. L’amour qui a mille façons de s’exercer et connaît une fin unique : faire aimer. Le monde est rempli d’affamés, d’assoiffés, de pauvres gens nus, d’étrangers, de malades, de prisonniers, de gens qui pleurent, et dont les misères quotidiennes peuvent être autant de murs dressés entre leurs âmes et la vision béatifique de leur Créateur, Rédempteur et Sauveur. Créer des conditions de vie dignes de créatures rachetées par le Christ, c’est donner à manger aux affamés, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, accueillir l’étranger, visiter les malades ou les prisonniers, être miséricordieux envers ceux qui pleurent, supporter les importuns... Dieu est Miséricorde parce que Dieu est Amour. Le serviteur de Dieu doit être miséricordieux pour imiter Dieu. Dieu se sert de la miséricorde pour attirer à Lui ses fils perdus. Et le serviteur de Dieu doit se servir de la miséricorde comme d’un moyen pour amener à Dieu les fils perdus.
Donner à manger aux affamés, c’est un devoir de reconnaissance et d’amour. C’est un devoir d’imitation. On aime Dieu en donnant du pain à qui a faim en souvenir de tant de fois où Lui a rassasié l’homme par l’acte miraculeux continuel du grain qui germe, du don de la terre propre à la culture, du règlement des vents, de la chaleur et des pluies qu’Il nous accorde. Tout cela est donné par la pure bonté de Dieu. Donner à manger aux affamés est une prière de reconnaissance au Seigneur. C’est imiter le Père qui nous a créés à son image et ressemblance et que nous devons suivre dans nos actions.
Donner à boire à ceux qui ont soif. Les eaux appartiennent à Dieu. Elles sont pour tous. Sachons les donner à ceux qui ont soif. Pour une si petite œuvre, qui ne coûte pas d’argent, qui n’impose pas d’autre fatigue que celle de présenter une tasse ou un broc, il y aura une récompense au Ciel. Car ce n’est pas l’eau, mais l’acte de charité qui est grand aux yeux de Dieu.
Vêtir ceux qui sont nus. Si nous portons les yeux sur la vaste terre, nous pouvons voir partout des personnes nues ou couvertes de haillons. Ces personnes regardent, humiliées, les riches qui passent en vêtements somptueux. Humiliation et bonté chez ceux qui sont bons ; humiliation et haine chez ceux qui sont moins bons. Venons en aide à leur humiliation, en les rendant meilleurs s’ils sont bons, en détruisant la haine par notre amour s’ils sont moins bons. Ne disons pas : « je n’en ai que pour moi ». Comme pour le pain, nous avons toujours quelque chose de plus que ceux qui sont absolument délaissés. Même d’un vieux vêtement, d’un vieux drap, il peut être fait quelque chose de bon. Sachons donner comme Dieu nous donne. Donnons au nom du Seigneur, sans craindre de rester nus. Il vaudrait mieux mourir de froid pour s’être dépouillé en faveur d’un mendiant que de se laisser geler le cœur, même sous des vêtements moelleux, par manque de charité. Sachons que la tiédeur du bien que l’on a fait est plus douce pour celui qui reçoit que celle d’un manteau de très pure laine, et le corps du pauvre qui a été recouvert parle à Dieu et lui dit : « Bénis celui qui m’a vêtu ».
Accueillir l’étranger. Pourquoi penser, en présence d’un voyageur ou d’un étranger : « et si c’était un voleur ou un meurtrier ? » Tenons-nous tant à nos richesses que nous fasse trembler, pour elles, tout étranger qui se présente ? Tenons-nous tant à notre vie que nous nous sentions frémir d’horreur à la pensée de pouvoir en être privée ? Et quoi ? Nous craignons dans le passant un voleur et nous n’avons pas peur de l’hôte ténébreux qui loge dans notre cœur et nous dérobe ce qui est irremplaçable ? N’y a-t-il donc que le bien de la richesse et de l’existence ? Et n’est-elle pas plus précieuse l’éternité que nous nous laissons dérober et tuer par le péché ? Pourquoi vouloir voir dans tout voyageur un voleur ? Nous sommes frères. La maison s’ouvre aux frères de passage. Le voyageur ne serait pas de notre sang ? Oh si ! Il est du sang d’Adam et Eve. Il n’est pas notre frère ? Et comment non ?! Il n’y a qu’un seul Père : Dieu nous a donné une même âme, comme un père donne un même sang aux enfants d’un même lit. Il est pauvre ? Faisons en sorte que ne soit pas plus pauvre que lui notre esprit, privé de l’amitié du Seigneur. Son vêtement est déchiré ? Faisons en sorte que notre âme ne soit pas davantage déchirée par le péché. Son aspect est désagréable. Faisons que le nôtre ne le soit pas davantage aux yeux de Dieu. Il parle une langue étrangère ? Faisons en sorte que le langage de notre cœur ne soit pas incompréhensible dans la Cité de Dieu. Voyons dans le voyageur un frère. Nous sommes tous des voyageurs en route pour le Ciel et tous nous frappons aux portes qui sont le long de la route qui va au Ciel. Et chaque fois que nous ouvrons notre maison et nos bras en saluant du doux nom de frère un inconnu, en pensant à Dieu qui le connaît, soyons certains que le Seigneur nous a fait parcourir plusieurs milles sur le chemin qui va aux Cieux.
Visiter les malades. En vérité, de la même façon que tous les hommes sont des voyageurs, tous les hommes sont malades. Tout d’abord, n’ayons pas peur des maladies corporelles. L’esprit peut être corrompu, non par des choses matérielles mais par des choses spirituelles. Si quelqu’un soigne un lépreux, son esprit ne devient pas lépreux, mais au contraire, à cause de la charité qu’il pratique héroïquement jusqu’à s’isoler dans les vallées de mort et les maladreries, par pitié pour le frère, toute tâche de péché tombe de lui. Car la charité est absolution du péché et la première des purifications. Et les maladies les plus graves ne sont pas celles du corps mais celles de l’esprit : ce sont ces maladies invisibles qui sont les plus mortelles. Curieusement, elles ne provoquent pas de dégoût ?! La plaie morale n’inspire pas de répugnance ! La puanteur du vice ne donne pas la nausée ! La gangrène d’un lépreux spirituel ne repousse pas ! Partons toujours de la pensée : « Que voudrais-je que l’on me fasse si j’étais comme celui-ci ? » Et faisons comme nous voudrions qu’on nous fasse.
Visiter les prisonniers. Même si tous les prisonniers étaient des voleurs et des meurtriers, il n’est pas juste de nous rendre voleurs et homicides en leur enlevant par notre mépris l’espoir du pardon. Pauvres prisonniers ! Ils n’osent pas lever vers Dieu leurs yeux, accablés comme ils sont par leurs fautes. Les chaînes, en vérité, lient davantage leurs esprits que leurs pieds. Mais malheur s’ils désespèrent de Dieu ! Au crime envers le prochain, ils ajoutent celui de désespérer du pardon. Qu’au condamné ou au prisonnier aille l’amour des frères. Ce sera une lumière dans les ténèbres, ce sera une voix, ce sera une main qui montre les hauteurs alors que la voix dit : « Que mon amour te dise que Dieu aussi t’aime. C’est Lui qui m’a mis au cœur cet amour pour toi, frère infortuné », et la lumière permet d’entrevoir Dieu, Père plein de pitié.
Ensevelir les morts. La contemplation de la mort est une école de la vie. Comme Dieu l’a dit, la poussière redevient poussière. Et pourtant, uniquement parce que cette poussière a enveloppé l’esprit et en a été vivifiée, il faut penser que c’est une poussière sanctifiée d’une manière qui ne diffère pas des objets qui ont touché le Tabernacle. Par sa seule Origine, l’âme communique de la beauté à la matière et, à cause de cette beauté qui vient de Dieu, le corps s’embellit et mérite le respect. Nous sommes des temples, et comme tels nous méritons l’honneur comme ont toujours été honorés les endroits où avait séjourné le Tabernacle. Faisons donc aux morts la charité d’un repos honoré dans l’attente de la résurrection. Mais l’homme n’est pas seulement chair et sang. Il est aussi âme et pensée. Les âmes souffrent aussi et il faut miséricordieusement subvenir à leurs besoins. Donnons le pain de l’esprit à la faim des esprits. Instruire ceux qui ne connaissent pas Dieu correspond, dans l’ordre spirituel, à rassasier les affamés, et si on donne une récompense pour un pain donné au corps qui languit pour qu’il ne meure pas ce jour-là, quelle récompense sera donnée à celui qui rassasie un esprit des vérités éternelles, en lui donnant la vie éternelle ? Ne soyons pas avares de ce que nous avons reçu. Cela nous a été donné gratuitement et sans mesure. Donnons-le sans avarice car c’est chose de Dieu comme l’eau du ciel, et il faut la donner comme elle a été donnée. Donnons le rafraîchissement limpide et bienfaisant de la prière aux vivants et aux morts qui ont soif de grâces. On ne doit pas refuser l’eau aux gosiers desséchés. Que faut-il donner alors aux cœurs des vivants angoissés et aux esprits souffrants des morts ? Des prières, des prières, fécondes parce qu’elles sont inspirées par l’amour et l’esprit de sacrifice. Prions davantage par nos sacrifices que par nos lèvres et nous donnerons le repos aux vivants et aux morts en faisant la seconde œuvre de miséricorde spirituelle. Le monde sera davantage sauvé par les prières de ceux qui savent prier, que par des batailles bruyantes, inutiles et meurtrières.
Revêtir ceux dont l’esprit est nu. Comment revêtir ceux dont l’esprit est nu ? En pardonnant à ceux qui nous offensent. L’offense est une contre-charité. La contre-charité dépouille de Dieu. Celui qui commet l’offense s’est dévêtu. Seul le pardon de celui qu’il a offensé revêt cette nudité, parce qu’il lui redonne Dieu. Dieu attend, pour pardonner, que l’offensé ait pardonné. Pardonner aussi bien à l’homme qui a été offensé, qu’à celui qui a offensé l’homme et Dieu. Ne soyons pas aveugles et hypocrites. Il n’est personne qui n’ait offensé son Seigneur. Mais Dieu nous pardonne à nous si nous pardonnons au prochain, et il pardonne au prochain si celui qui a été offensé pardonne. Il nous sera fait comme nous aurons fait. Pardonnons, par conséquent, si nous voulons être pardonnés et jouir du Ciel à cause de la charité donnée.
Être miséricordieux envers ceux qui pleurent. Ils pleurent, ceux que la vie a blessés, ceux dont le cœur a été brisé dans ses affections. Ne nous enfermons pas dans notre sérénité comme dans une forteresse. Sachons pleurer avec ceux qui pleurent, consoler ceux qui sont affligés, combler le vide de celui qui est privé d’un parent par la mort. Pères avec les orphelins, enfants avec les parents, frères les uns pour les autres. Aimons. Pourquoi n’aimer que ceux qui sont heureux ? Ils ont déjà leur part de soleil. Aimons ceux qui pleurent. Ils sont les moins aimables pour le monde, mais le monde ne connaît pas la valeur des larmes. Aimons-les si dans leur chagrin ils sont résignés. Aimons-les, et plus encore, si la douleur les révolte. Pas de reproches, mais de la douceur pour les persuader dans leur douleur de l’utilité de la souffrance. Ils peuvent, à travers le voile des larmes, voir d’une manière déformée le visage de Dieu qu’ils réduisent à l’expression d’une toute puissance vengeresse. Non. Ne nous scandalisons pas ! Non, ce n’est qu’une hallucination qui vient de la fièvre de la souffrance. Secourons-les pour faire tomber la fièvre. Puis, quand le plus fort de la fièvre tombe et qu’arrivent l’abattement et la stupeur hébétée de celui qui a subi un traumatisme, recommençons à parler de Dieu, comme d’une chose nouvelle, doucement, patiemment. Et puis taisons-nous. N’insistons pas... L’âme se travaille elle-même. Aidons-là par des caresses et par la prière. Et quand elle dit : « Alors ce n’était pas Dieu ? », répondons : « Non, Lui ne voulait pas te faire de mal, parce qu’Il t’aime ». Et quand l’âme dit : « Mais moi, je l’ai accusé », disons : « Lui l’a oublié parce que c’était la fièvre ». Et quand elle dit : « Alors, je le voudrais », disons : « Le voici ! Il est à la porte de ton cœur qui attend que tu Lui ouvres ».
Supporter les importuns. Ils viennent déranger la petite maison de notre moi, comme les voyageurs viennent déranger la maison que nous habitons. Ce sont des importuns, mais si nous, nous ne les aimons pas à cause du dérangement qu’ils nous donnent, eux, plus ou moins bien, nous aiment. Accueillons-les à cause de cet amour. Et même s’ils venaient à poser des questions indiscrètes, nous dire leur haine, nous insulter, usons de patience et de charité. Nous pouvons les rendre meilleurs par notre patience, mais nous pouvons les scandaliser par notre manque de charité. Nous souffrons de les voir pécher ; mais souffrons davantage de les faire pécher et de pécher nous-mêmes. Recevons-les au nom du Seigneur si nous ne pouvons les recevoir avec notre amour. Et Dieu nous donnera une compensation en venant Lui, ensuite, nous rendre visite et effacer le souvenir désagréable par ses surnaturelles caresses. * D’après Centro Editoriale Valtortiano, Isola del Liri, Italie, L’Evangile tel qu’il m’a été révélé, Maria Valtorta, Tome 4, Chap. 139, p. 139 et s.
Celui qui vient à moi n’aura jamais faim. Celui qui croit en moi n’aura jamais soif (Jn 6 35). Créer des conditions de vie dignes de créatures rachetées par le Christ, c’est soulager les souffrances du monde, souffrances matérielles et souffrances spirituelles. Tout cela ne restera pas sans récompense. Car si on donne une récompense pour un verre d’eau offert au passant qui a soif, qu’est-ce qu’on donnera pour avoir enlevé à un esprit la soif infernale ?
QUESTIONS
Ai-je bien retenu ?
1) Les béatitudes apparaissent comme un condensé de la pensée du Seigneur. Elles sont comme des voies que le Seigneur nous invite à emprunter. Ces voies, suis-je capable de les énumérer ? Et suis-je capable de définir précisément ce qu'est une béatitude ?
2) La joie parfaite, si agréablement exposée dans le chapitre 8 des Fioretti, nous donne pourtant deux importantes leçons. Ces deux leçons, quelles sont-elles ?
3) Comment peut-on affirmer que les frères mineurs, les sœurs de Claire d'Assise et les frères séculiers de saint François (ainsi que tous les frères capucins et tous les membres des différents rameaux de la famille franciscaine) sont appelés à vivre la même pauvreté Evangélique ?
Pour approfondir
1) La première prière eucharistique formule son intercession pour l'assemblée de cette manière : « Et nous, pécheurs, qui mettons notre espérance en ta miséricorde inépuisable, admets-nous dans la communauté des bienheureux Apôtres et Martyrs ... et de tous les saints. Accueille-nous dans leur compagnie, sans nous juger sur le mérite mais en accordant ton pardon, par Jésus-Christ notre Seigneur. » Quels liens puis-je discerner entre cette prière et les béatitudes que nous rapporte Mathieu 5 1.12 ?
2) Dans son admonition 14, François me révèle à travers l'exemple concret de l'affront fait au pharisien que je suis, c'est-à-dire à mon cher « moi », ce qu'est le véritable esprit de pauvreté. Quelle(s) résolution(s) puis-je prendre aujourd'hui pour vivre cet esprit de pauvreté avec mon plus proche entourage (mais sans pour autant négliger le reste, comme me le rappelle avec force le Seigneur (Mt 23 23)) ?
3) Quelle(s) résolution(s) concrète(s) puis-je prendre pour être, dès aujourd'hui jusqu'à ma mort, serviteur de la Providence ?